« En 1936, j'étais en Espagne, où j'avais eu la chance de rencontrer La Pasionaria, cette Dolores Ibarruri Gomez qui allait devenir secrétaire générale du Parti Communiste espagnol. Un soir, dans la résidence pour étudiantes où j'habitais, un bal avait été organisé. J'avais refusé d'y aller. Danser ne m'intéressais pas. Je préférais rester seule, et lire. Ce soir là, ma camarade Ginette Carrière m'avait dit : « je ne vois qu'un amour possible pour toi, c'est Joë Bousquet. » Elle avait du flair. L'été suivant, alors que j'étais en vacances à Carcassonne, j'ai rencontré Joë chez son ami James Ducellier, et ce fut aussitôt le coup de foudre. Un coup de foudre réciproque. La suite, vous la connaissez, elle est dans ses lettres... »©




Elle est son inspirante « femme de papier ». Il est son guide. Elle veille sur lui. Il l'éveille. Elle a « le génie de renverser les rôles, de faire comme si c'était elle, la malade, moi, l'homme libre. Le résultat, c'est que j'ai pour elle le coeur d'un homme intact ». Il lui fait lire Eluard, Schiller, Bachelard, Kierkegaard, Schopenhauer, la « Création chez Stendhal », par Jean Prévost, et les lettres de Van Gogh. Elle est fascinée par cet homme qui lui écrit : « Ma blessure est le plus grand bienfait de ma vie », mais aussi : « J'habite ma mort où j'ai puisé la force de me connaître. » Nostalgique de la terre qu'on prend à pleines mains, des arbres qu'on caresse, des blés blonds où l'on court, il lui raconte son enfance d'avant la Grande Guerre, lorsque sa « chair aimait » encore et qu'il flirtait avec la fille d'un métayer dans la chaleur de l'été. Elle lui envoie des photos d'elle. Il évoque le jour où la balle l'a traversé de part en part et celui ou 25 chirurgiens ont pronostiqué sa mort. Il lui décrit son labeur quotidien, les contes, les poèmes, les études qu'il écrit, les visites qu'on lui rend, annonce l'arrivée d'un tableau de Gleizes, explique sa vocation à la manière, méthodique, du Rilke des « Lettres à un jeune poète ». Surtout, il la remercie d'exister et, fidèle, de le rejoindre, la nuit, dans ses rêves : « Tu as rendu la vie à la partie la plus froide de mon âme »©



©Le Nouvel Observateur du 4 – 10 mai 2006